Le travail de Youri Volokhine est particulièrement bienvenu : autour du porc et de sa place dans la société comme dans l’imaginaire égyptien circulent d’innombrables clichés, dont certains remontent à des traditions antiques, grecques et latines. Le double objectif de ce travail, tel qu’il le formule, était d’analyser la place économique et idéologique du porc dans la tradition égyptienne pharaonique, et, par delà ces données, d’interroger les discours sur l’interdit élaborés autour de l’animal dans un champ culturel élargi, de l’Antiquité à nos jours. Les pages liminaires consacrées aux thèses relatives à l’interdit, sont utiles.
Le premier chapitre passe en revue une série d’ouvrages, anciens ou plus récents, dont certains évoquent déjà deux questions importantes : l’évidence de la consommation du porc depuis l’époque néolithique, la reconnaissance d’une « sacralité bipolaire » chez cet animal séthien . Puis l’animal entre en scène. Un rapide inventaire des restes osseux retrouvés sur de nombreux sites permet de conclure que sa viande est la plus consommée à l’époque néolithique et occupe une place importante dans l’alimentation à l’Ancien Empire. Sa représentation figurée reste insignifiante : les porcs ne sont jamais représentés sur les bas-reliefs des mastabas, où les troupeaux de bovins et même les ânes figurent en bonne place dans l’évocation des biens de leurs riches propriétaires. Pourtant, la possession de troupeaux de porcs est mentionnée sur des stèles du Moyen Empire : on pourrait dès lors se demander pourquoi les Égyptiens, qui, très tôt, ont remarquablement observé et représenté les comportements des animaux, se sont si peu intéressés à l’image d’un animal qui leur était manifestement tout à fait familier.
D’un monde réel, où l’animal est bien présent encore que peu valorisé, au moins au niveau des images, on passe à un univers mental peuplé de mythes riches et complexes. C’est dans les Textes des Sarcophages du Moyen Empire qu’apparaît le mythe du porc noir, fauteur d’un « crime cosmique », car il a blessé l’œil d’Horus : la lune, dont les phases d’obscurcissement sont vues comme autant de blessures causées par ses ennemis, Apophis et Seth ; or le porc est l’un des avatars de ce dernier. Le même récit figure, à quelques variantes près, dans les Livres des Morts du Nouvel Empire ; dans les tombes royales de cette époque apparaît un nouveau motif, celui du « porc avaleur », qui a dévoré quelque chose de défendu. Un texte plus tardif précisera qu’il a avalé l’œil de Rê, méfait qui entraîne pour lui comme conséquence l’atteinte d’une maladie de peau, scrofules ou lèpre. La relation du porc et de la lèpre se retrouvera chez Manéthon, et jusqu’aux temps modernes en Europe. Mais ce qui ressort de ces textes, c’est qu’il n’existe pas d’interdit général d’ordre religieux concernant le porc ; il n’est interdit explicitement que « pour Horus ». Il existe par ailleurs un aspect positif de la figure de l’animal, mais il concerne la femelle : c’est le mythe de la truie céleste, qui avale ses porcelets, non pas pour les détruire, mais au contraire pour les régénérer ; elle est alors assimilée à Nout, la déesse du ciel, et ses enfants sont les étoiles. Dans ce cas encore, le mythe interprète des phénomènes cosmiques. Sous le nom de Reret (« la Truie »), elle apparaît comme une figure maternelle, nourricière ; elle s’apparente alors à la déesse hippopotame Taouret. Dans le cas du porc comme dans celui de l’hippopotame – et leurs figurations ne sont pas toujours faciles à distinguer –, la connotation positive et bienfaisante de la femelle s’oppose à celle du mâle, négative et dangereuse. L’expression « la Truie blanche » a pu servir à désigner une autre figure bienfaisante, celle d’Isis.
Le cinquième chapitre, intitulé « Du champ à l’autel », revient sur la double question du sacrifice du porc et de sa consommation, tout en reconnaissant que le discours théologique n’apporte guère d’éclairage sur ce point, pas plus d’ailleurs que les images, qui demeurent relativement rares. Dès lors le recours aux données archéologiques paraissait s’imposer. Y. Volokhine évoque assez rapidement la porcherie de Tell el Amarna et les restes osseux retrouvés sur différents sites, dont celui de Kom Firin, dans le Delta occidental, occupé de l’époque ramesside à l’époque saïte, où les fouilles ont mis au jour de très nombreux restes animaux (parmi lesquels les os de porcs représentent 44 % du total, ce qui est considérable).